S’arrêter au café du coin était pourtant plaisant avant la pénurie…

Il est sept heures du matin, je quitte pour le bureau. En route, je choisis de faire un petit détour pour récupérer un café. J’entre pour commander…mais rien ne semble bien aller. Une énorme file me sépare du comptoir. Le plus troublant n’est pas l’attente, mais l’énergie de panique et de stress des employés. La caissière fait des allers et retours frénétiques entre son poste et la cuisine, parfois même en criant. C’est enfin mon tour. Je commande ce bon café tant attendu, et je me permets de demander si tout va bien. La caissière, et gérante du café, rétorque que son travail est devenu pénible depuis que plusieurs employés expérimentés ont quitté. Conséquence : elle a dû recruter deux jeunes de moins de dix-sept ans afin de faire sortir les commandes de la cuisine. Des recrues qu’ils doivent former « sur le tas » et qui pourraient eux aussi partir ailleurs pour un ou deux dollars de l’heure de plus. Mon breuvage en main et ma tête pleine de questions, je sors en souhaitant bon courage. Décidément ce café ne me laissera pas indifférent à la situation, autant les gestionnaires que les employés. 

Les impacts actuels et les indicateurs révélateurs 

Oui, le phénomène1 de pénurie de main d’œuvre touche malheureusement tous les secteurs au Québec. Certes, on manque de médecins et d’autres ressources spécialisées mais on manque aussi de main d’œuvre pour les métiers de services comme caissiers, serveurs ou encore préposés aux bénéficiaires. Cette situation n’est pas ponctuelle ou sectorielle, mais bien généralisée.

Selon une étude2 de l’Institut de la statistique du Québec, appuyée de données de Statistique Canada, on dénombre plus de 250 000 postes vacants à travers tout le Québec. Le marché de l’emploi est de plus en plus sous pression. Depuis 2018, la demande en main d’œuvre qualifiée est en constante augmentation tandis que le bassin de ressources est en forte réduction. Véritable fléau pour l’économie québécoise, le manque de personnel est une grande barrière pour la croissance des PME au Québec, particulièrement dans le secteur manufacturier qui représente 12,6% du PIB québécois. Selon un dossier3 de Manufacturiers et exportateurs du Québec (M&EQ), plusieurs entreprises sont contraintes de refuser la réalisation de contrats en raison du manque de ressources qualifiées. D’autres entités sont plus prudentes et retardent ou annulent des investissements, en attendant de combler les postes vacants. On évalue ces pertes monétaires à sept milliards de dollars canadiens pour la dernière année. Une valeur énorme si nous prenons en considération l’inflation et la situation économique mondiale post-COVID.

D’autres données et faits marquants recueillis par l’association d’entreprises STIQ4 placent la pénurie de main d’œuvre au sommet des préoccupations du secteur manufacturier. Ainsi, les problèmes engendrés par la pénurie sont les pires depuis 13 ans, selon le même indicateur mesuré depuis ce même nombre d’années par l’association.

Fatalité ou opportunité d’innover ? Les premiers éléments de réponse sont « à l’interne » …

Est-ce que le Québec et son économie sont condamnés à subir les contrecoups de la pénurie? Non et heureusement. Les compagnies québécoises sont proactives et redoublent de créativité pour faire face à ce manque de main d’œuvre. Lors de la conférence annuelle STIQ sur les enjeux manufacturiers (novembre 2022), une panéliste précisait que plusieurs stratégies RH ont été mises en place dans son entreprise, pour pallier le manque de ressources. La principale stratégie consiste à s’investir dans la rétention des employés et dans la qualité du milieu de travail. Offrir des salaires attractifs n’est plus suffisant; il faut fournir un environnement de développement et des conditions de travail stimulantes. Les employés ne viennent plus chercher un chèque de paie mais une mission qui les valorise en tant qu’individu dans l’organisation. La panéliste l’a bien résumé : « Il faut s’occuper de ceux que nous avons déjà et les garder, avant d’aller en chercher d’autres ». Pour plusieurs PME manufacturières, cette prise de conscience devient une priorité porteuse, et même une avenue de compétitivité.

Une autre manière de fidéliser les employés serait de fournir plus de formation continue pour développer de nouvelles capacités à l’interne, au lieu de partir systématiquement à la recherche de la perle rare. En complément, développer les talents des ressources procure un sentiment d’accomplissement et contribue à créer plus de valeur ajoutée. De plus en plus de responsables de recrutement ne cherchent plus à combler des postes un à un. Ils recrutent des individus ayant les compétences de répondre à des besoins diversifiés pouvant ainsi couvrir plusieurs fonctions en combinaison avec les autres employés.

Recrutement à l’international, un chemin prometteur qui comporte ses défis

Immigration

Une autre stratégie que les entreprises utilisent consiste à faire usage de l’immigration comme levier humain à la croissance. Le Canada, et particulièrement le Québec, sont des destinations très appréciés par les candidats à l’immigration. En postulant ici, des candidats souvent qualifiés cherchent à améliorer leur situation et les perspectives pour leurs familles. Dans ce cadre, une stratégie de recrutement ouverte à l’international demeure une approche gagnante-gagnante pour les différentes parties. Cependant, la lourdeur administrative, la longueur des processus, le manque de ressources en intégration linguistique, et les quotas préétablis par le gouvernement fédéral, sont des éléments qui freinent l’élan potentiel. Sans oublier que les immigrants qui s’établissent en région préfèrent souvent déménager vers les villes après quelques mois d’intégration. Ce phénomène d’exode s’étend à toute la population et ne date pas d’hier; en contrepartie, plusieurs régions réussissent à attirer des talents venant de grands centres et d’ailleurs.

La transition numérique pour s’attaquer à l’un des principaux déclencheurs : le problème démographique

Si l’on considère les aspects autre que le développement et le recrutement du capital humain, comment peut-on faire face efficacement à la pénurie de main d’œuvre? Quand on observe la démographie japonaise, où le nombre des septuagénaires est en croissance et que le taux de natalité est bas, le gouvernement japonais a mobilisé plusieurs types de ressources afin d’innover pour faire face à une pénurie systémique de main d’œuvre. Au lieu de miser sur l’immigration, les entreprises japonaises utilisent l’innovation et la transformation numérique comme leviers, tout en valorisant le rôle de l’humain dans la chaine de création de valeur.

Restaurant de sushi avec convoyeur

Certes nous voyons déjà des caisses automatisées (libre-service) au Québec, mais le Japon est passé à un tout autre niveau. Au pays du soleil levant, plusieurs restaurants ne recrutent plus de serveurs, tout le processus se fait d’une manière automatisée et numérisée. Un robot collaboratif accompagne les clients à leur arrivée et leur assigne une table. Les commandes se font sur des tablettes et les plats sont acheminés par convoyeur jusqu’à la table. Pour le paiement, le client peut scanner lui-même les assiettes vides qui contiennent des puces RFID (identification par radio fréquence) afin de générer et régler la facture. On voit bien un exemple d’innovation faisant face à la pénurie.

Cette illustration nous amène à un constat très pertinent pour nos entreprises canadiennes et québécoises faisant face à la pénurie : plusieurs entreprises, notamment les PME manufacturières, bénéficieraient d’optimiser leurs opérations à l’aide de démarches progressives d’innovation et de transformation numérique.

Alors, par où commencer pour combattre la pénurie ? Un plan oui, mais empreint de sens.

En concluant, le défi est de taille et peut paraitre vertigineux, ce qui nous amène à la question posée précédemment : la pénurie de la main d’œuvre est-elle une fatalité? Certes, le manque de personnel est un énorme frein pour la croissance mais cela reste un défi auquel nous pouvons faire face en utilisant et en combinant des leviers comme l’innovation, la transformation numérique, les stratégies RH et l’immigration. L’économie québécoise est fondée sur les acteurs qui y contribuent, sur les individus qui composent notre société : si nous valorisons leurs tâches, si nous offrons des conditions et des environnements adéquats au développement, et si nous mobilisons ensemble l’intelligence collective, le Québec tirera son épingle du jeu afin de rester un leader dans l’économie canadienne et mondiale.

Reste que l’humain n’est pas le seul enjeu contemporain : les défis environnementaux, les problèmes de chaine d’approvisionnement et le respect des communautés sont aussi des paramètres majeurs avec lesquels les entreprises de demain doivent jongler avec efficacité. C’est pourquoi un engagement global et ferme, basé sur des valeurs porteuses comme la certification B Corp, est si pertinent. Il sert à orienter l’entreprise tout en ralliant ses employés et ses partenaires vers le but d’avoir un impact positif à plusieurs niveaux. Qu’il s’agisse d’une démarche plus ou moins élaborée, selon les moyens d’une entreprise, l’important est de s’engager dans une voie collaborative en ayant à cœur le bien commun. Bon courage !


1 Le Devoir | Comprendre la pénurie de main-d’œuvre au Québec, Portrait du phénomène | Août 2022 | https://www.ledevoir.com/interactif/2022-08-23/penurie-maindoeuvre/index.html

2 Institut de la statistique du Québec | Les postes vacants au Québec au 2ᵉ trimestre de 2022 | Septembre 2022 | https://statistique.quebec.ca/fr/document/postes-vacants-au-quebec/publication/postes-vacants-2e-trimestre-2022

3 M&EQ | Pénurie de main-d’œuvre dans le manufacturier : 7 G$ laissés sur la table dans la dernière année | Novembre 2022 | https://meq.ca/2022/11/16/penurie-de-main-doeuvre-dans-le-manufacturier-7g-laisses-sur-la-table-dans-la-derniere-annee/

4 STIQ | Communiqué de presse – 13e édition du Baromètre industriel québécois | Mai 2022 | https://www.stiq.com/2022/05/09/des-pme-delocalisent-leurs-activites-hors-quebec-pour-contrer-la-penurie-de-main-doeuvre-causant-une-perte-nette-pour-leconomie-quebecoise/?utm_medium=email&utm_campaign=HebdoSTIQ%20%2012%20mai%202022&utm_content=HebdoSTIQ%20%2012%20mai%202022+CID_f06b630904fbf5c05784cba9259ed1e6&utm_source=Email%20marketing%20software&utm_term=Des%20PME%20dlocalisent%20leurs%20activits%20hors%20Qubec%20pour%20contrer%20la%20pnurie%20de%20main-duvre%20causant%20une%20perte%20nette%20pour%20lconomie%20qubcoise


AUTEUR
Amine El-Maskini
Responsable comptes majeurs
Fabrication et Transformation