Dans l’univers de la gestion de l’intégrité et de la fiabilité des actifs, on peut vouloir réduire ses coûts d’exploitation, améliorer la durabilité et la fiabilité des équipements, diminuer les risques d’accident potentiels, ou encore mettre en lumière un problème de conception. 

Comment faire ? Il faut d’abord trouver la faille !

L’analyse de défaillance permet de prévenir l’occurrence de multiple bris d’un actif en identifiant son origine et en traitant les causes du bris plutôt qu’en palliant les symptômes immédiats. Il s’agit de la meilleure méthode pour prévenir les récurrences de défaillances et son secret réside dans l’identification de l’origine de la faille.

Cette série d’articles met en lumière le véritable travail de détective d’un ingénieur en matériau au travers des cas concrets rencontrés par deux expertes du domaine, Isabelle Tarquini et Jacynthe Faucher.

Chaque étude de cas introduira de nouvelles notions plus théoriques issues de l’ingénierie des matériaux. Dans ce premier article, les bris par corrosion sous contrainte seront explorés via l’étude d’un bris de conduite souterraine en acier inoxydable (304L).

Les bris par corrosion sous contrainte (CSC)

La corrosion sous contrainte (CSC) est responsable de nombreuses ruptures catastrophiques. Certains de ces événements se soldent tragiquement par des décès ou des blessures graves. Pensons, notamment à l’écroulement du toit d’une piscine à Moscou qui a fait 28 morts en 2004. Ce genre de catastrophe, causée par la CSC, aurait sans doute pu être évitée par une sélection de matériaux mieux adaptés à son environnement et aux contraintes lui étant imposées.

Un peu de théorie

La CSC est un phénomène de dégradation qui résulte de l’action conjuguée de trois types de facteurs :

  1. Les facteurs mécaniques comme l’intensité de contrainte à la pointe d’une fissure, le degré de déformation et la vitesse de déformation ;
  2. Le matériau utilisé incluant sa composition chimique, sa microstructure et son traitement thermique ;
  3. Le milieu environnant, par exemple les anions, les oxydants et les inhibiteurs qui l’entourent ou encore la température, le potentiel électrique et l’acidité de son environnement.

La CSC se manifeste généralement par la présence de microfissures intergranulaires ramifiées qui se forment à la surface du matériau en contact avec le milieu agressif. Elle est très difficile à détecter, particulièrement dans le cas des grandes structures. Si bien que même des inspections non destructives courantes comme la magnétoscopie, le liquide pénétrant ou l’ultrason ne permettent pas de la détecter, à moins que le phénomène soit suffisamment avancé pour présenter des fissures débouchantes.

De façon générale, la progression de la fissuration sous-contrainte dans les conduites se fait selon quatre stades de développement 2,3 :

Étape 1 : Les conditions de la CSC n’ont pas encore été atteintes ou sont en cours de développement, c’est-à-dire que l’un des trois éléments nécessaires pour l’occurrence de la CSC est manquant.

Étape 2 : Les éléments nécessaires pour l’occurrence d’une réaction électrochimique doivent être rassemblés, soit un certain taux d’humidité et de chlorures. Ceci mène à la création d’un potentiel de corrosion localisé sur la surface externe de la conduite, plus spécifiquement dans une région sous tension (sensible à la CSC). Ainsi, au cours de l’étape 2 s’initie la fissuration rattachée à la CSC, soit l’apparition de petites fissures fragiles transgranulaires. Pendant un certain temps, la déformation associée aux fissures crée un relâchement des contraintes subies par le conduit, ayant pour effet le ralentissement de la progression des fissures.

Étape 3 : L’amorce et la propagation des fissures se poursuivent. Certaines fissures dont l’orientation est favorable vont coalescer. Lorsqu’une longueur critique est atteinte par une fissure, elle passe à l’étape 4.

Étape 4 : La vitesse de fissuration augmente de façon exponentielle et mène au bris de la conduite.

Étude de cas : Tuyauterie en Inox 304L

Analysons le bris d’une conduite souterraine en acier inoxydable (304L) servant à alimenter en eau d’une chaudière à vapeur dont la température s’élève à 75°C. 

Pour bien comprendre d’où provient la faille et établir la nature du bris, il faut d’abord mettre sur table les données existantes. Voici ce que nous savons de cette pièce de tuyauterie et de son environnement :

  • L’eau utilisée est de l’eau de rivière au pH neutre (pH ~7.0) ;
  • L’eau est traitée : ajout de chlore à la prise d’eau avec un résiduel de chlore libre de ~0.4 ppm ;
  • La conduite est enfouie et faite en acier inoxydable 304L ;
  • Une analyse d’eau est effectuée juste avant que celle-ci soit traitée par les adoucisseurs ;
  • Le sol ne contient pas de courants parasites ou de bactéries anaérobiques.

Maitenant que nous en savons un peu plus, un plan d’action peut être développé.

Certains essais, inspections et analyses du tuyau seront nécessaires.

Inspection visuelle

L’inspection visuelle de la pièce nous permet de raffiner les hypothèses relatives au bris, et, par le fait même, de cibler les essais spécialisés requis.

Cette photo de fissurations ramifiées sur tuyau en inox 304L (photo de gauche) issue de l’inspection visuelle montre que la dégradation semble essentiellement provenir de l’extérieur du conduit. L’aspect très ramifié de la fissuration et le matériau de la conduite laissent présager la présence d’un phénomène de fissuration sous contrainte. Dans le cas des conduites souterraines, il est connu que le phénomène de CSC affecte uniquement la surface externe du tuyau, qui est exposée au sol et/ou aux eaux souterraines2.

De plus, les fissures auront tendance à croître selon deux directions, c’est-à-dire vers l’intérieur du conduit et perpendiculairement à la contrainte principale1.

Coupes métallographiques

Afin de confirmer l’origine des fissures, l’étape suivante comprendra la réalisation de coupes métallographiques. Cette technique consiste à préparer finement la surface à observer au microscope optique jusqu’à obtenir un fini miroir, puis à la soumettre à une attaque chimique pour révéler différentes évidences. On peut ainsi voir :

  • la microstructure du matériau ;
  • la présence de défauts (inclusions, porosité, fissures fines, etc.) ;
  • le type de dégradations présentes (corrosion sélective, piquration, CSC, etc).

Coupes métallographiques
Photo de gauche : surface fortement dégradée / Photo du centre : surface fissurée. / Photo de droite : surface sous collet

Les coupes métallographiques réalisées sur notre pièce de tuyauterie ont été particulièrement révélatrices. Elles ont permis de raffiner notre hypothèse et d’avancer dans notre recherche de la faille.

Voici les quelques conclusions tirées de cette analyse :

La région sous le collet est intacte

La coupe métallographique M3B 500X glycéria (photo de gauche), prélevée dans la zone non dégradée (sous un collet), présente une microstructure typique d’un acier inoxydable 304L, soit une microstructure formée de delta-ferrite dans une matrice d’austénite. Cette région ne semble pas avoir subi de dégradation.

Il y a présence de dégradation secondaire

La coupe métallographie M1, 50X (photos ci-bas), prélevée dans la région la plus dégradée, dévoile la présence de dégradations secondaires. En effet, la fissure semble combiner deux phénomènes distincts : 1. la corrosion sous contrainte qui se traduit par de fines fissures ramifiées et 2. la corrosion sélective ou préférentielle qui se distingue par la dégradation préférentielle dans la phase ferrite-delta. 

Les fissures partent de l’extérieur du conduit

La coupe métallographique M2A, 25X (photo de gauche) révèle une information cruciale : l’origine des fissures. En identifiant la fissure et son sens de propagation, on remonte facilement à son origine, soit l’extérieur du conduit. La coupe métallographique M2A révèle une information cruciale : l’origine des fissures.

Spectroscopie de rayons X à dispersion d’énergie (EDS)

Afin de confirmer nos hypothèses et aller plus loin dans notre enquête, des analyses par spectroscopie de rayons X à dispersion d’énergie (EDS) ont été réalisées sur la surface externe du conduit. Les résultats des analyses EDS ont mis en lumière plusieurs éléments pertinents. 

La présence d’ion chlorure

Dans la littérature, il est bien connu que l’acier inoxydable 304L mis en présence de chlorures devient sensible à l’initiation de corrosion sous plusieurs formes localisées (corrosion par piqûration, corrosion caverneuse, etc.). 

Si la pièce est en plus soumise à une contrainte, par exemple une flexion due à un mouvement des sols, toutes les conditions pour l’occurrence de CSC sont réunies !

La disparition des éléments fer et nickel

En comparant les éléments présents entre l’analyse d’une fissure principale et l’analyse d’une fissure secondaire, nous avons pu démontrer la disparition des éléments fer et nickel. Ceci corrobore l’hypothèse reliée à la présence d’un deuxième phénomène de dégradation, soit de la corrosion sélective au niveau des fissures secondaires. Cette corrosion est due à l’agressivité de l’environnement.

La présence de calcium et de chlore en surface du conduit

La présence de calcium et de chlore en surface du conduit nous donne une piste concernant la provenance des ions chlorures. Ils pourraient notamment provenir du sel de route ayant percolé dans le sol. Notons également que le soufre sous forme H2S peut aussi contribuer au phénomène de CSC.    

Analyses et discussions

L’ensemble des analyses et observations effectuées indique que la défaillance de la conduite est le résultat, d’une part, d’un phénomène de corrosion-sous-contrainte induit par des chlorures, et d’autre part, d’un phénomène de corrosion sélective.

Bris par corrosion sous contrainte

Le conduit mis à l’étude présente des fissures fragiles fortement ramifiées et transgranulaires qui se sont propagées de façon circonférentielle. Selon les informations disponibles dans la deuxième édition du Stress Corrosion Cracking, Recommended Pratices2 publié par la Canadian Energy Pipeline Association (CEPA), ce type de bris est considéré comme une sous-catégorie des bris de CSC. 

Dans le cas de bris C-CSC (circonférentiel en corrosion-sous-contrainte), la contrainte principale ne provient plus de la pression interne du conduit, mais plutôt d’une contrainte de flexion appliquée dans le sens longitudinal du conduit. 

Cette contrainte peut provenir d’un mouvement du sol, d’une pression externe ou encore d’un différentiel de hauteur au niveau du remblai sous la conduite.

Corrosion sélective

Les analyses effectuées ont également mis en évidence un autre phénomène de dégradation, soit la corrosion sélective.  Ce phénomène prend place au niveau des fissures principales attaquant de façon préférentielle la phase ferrite-delta.  Dans cette étude de cas, ce type de corrosion dénote une certaine acidité de l’environnement. 

De plus, la progression de la dissolution sélective crée l’apparition de contraintes en fond de fissure, ce qui favorise de nouveau l’initiation de CSC. Ainsi, de la CSC initiale découle la corrosion sélective qui entraîne à son tour de la CSC. Ces deux phénomènes se produisent en boucle et se nourrissent l’un et l’autre, jusqu’à l’atteinte du stade 4, soit l’augmentation de la vitesse de fissuration, de façon exponentielle, menant au bris de la conduite. 

Conclusions

Il est connu dans la documentation, que ce type de bris n’est pas rare sur des conduites d’acier inoxydable souterraines2,4. De plus, dans les grades d’acier inoxydable disponibles (ex : 316L, 904, duplex, etc.), le type 304L est celui qui présente la plus faible résistance à l’initiation à la piqûration, en présence d’ions chlorures.

Bien que notre analyse n’ait porté que sur une section de la conduite, le type d’acier utilisé (sans protection), la présence d’ions chlorures et les contraintes reliées au sol permettent d’assumer qu’il est fort probable que le phénomène observé soit également actif ailleurs sur la conduite. L’occurrence de futures fuites est donc à anticiper.  

Recommandations

Comme il n’existe pas de technique non destructive nous permettant de détecter le phénomène de corrosion sous-contrainte avant l’apparition de fissures débouchantes, il serait indiqué, selon la criticité associée à un bris de la conduite, de :

  • Considérer le remplacement complet de la conduite. Pour ce faire, il serait important de procéder à la sélection d’un matériau en fonction de son environnement et des contraintes potentielles. Pour le type d’application de la conduite qui nous intéresse ici, il est plus fréquent d’utiliser des fontes ou des aciers avec revêtements ;
  • Réparer la fuite. Cette option doit être envisagée seulement si les conséquences de bris de la conduite sont faibles (aucun arrêt de production, aucun danger SST, etc.).

Soulignons tout de même que le phénomène de CSC étant en place, un remplacement éventuel de la conduite devra être considéré.

Les conclusions de la présente analyse de défaillance ont permis au propriétaire de gérer proactivement son équipement. Le bris ne constitue pas un événement isolé, telle une surcharge, et le problème risque d’être récurrent.

À la lumière de l’analyse, le propriétaire pourra ainsi prévoir des mesures et des procédures de mitigation en cas de bris et planifier adéquatement son remplacement et ses impacts afférents, tant opérationnels que budgétaires.


RÉFÉRENCES :

1Guidelines for Use of Stainless Steel Underground, Australian Stainless Steel Development Association, Technical FAQ no 7.

2Stress Corrosion Cracking, Recommended Practices, 2nd Edition, Canadian Energy Pipeline Association (CEPA), 2007.

3Transgranular Stress Corrosion Cracking of 304L Stainless Steel Pipe Clamps in Direct Use Geothermal Water Heating Applications, Engineering Failure Analysis, Michael F. Hurley, Christopher R. Olson, Logan J. Ward, Brian J. Jaques, Kent A. Johnson, Jonathan K.Gunnerson, and Darryl P. Butt

4Corrosion Resistance of Stainless Steel pipes in Soil, European Commission, L. Sjögren, G. Camitz, J. Peultier, S. Jacques, V. Baudu, F. Barrau, B. Chareyre, A. Bergquist, A. Pourbaix, P. Carpentiers