Jean-Pierre Blondin est Gestionnaire Clients –Ferroviaire chez Norda Stelo. Il a consacré sa carrière aux infrastructures civiles de transport. Nous avons voulu bénéficier de ses 22 années d’expérience terrain pour échanger sur un sujet pour le moins sensationnel : les interventions d’urgence. Que ce soit le déraillement d’un train, l’affaissement d’un ponceau ou encore une route accidentée, Jean-Pierre en a vu de toutes les couleurs au cours de sa longue carrière. Les interventions d’urgence sont souvent très médiatisées, mais comment ça se passe derrière le rideau ?


Voici un échange informel, à cœur ouvert, qui nous plonge dans la réalité des intervenants en génie-conseil lors de situations d’urgence.


Camille Wilhelmy (CW) : Bonjour Jean-Pierre, merci beaucoup d’être avec moi aujourd’hui et de prendre le temps de partager vos expériences de terrain, particulièrement celles que vous réalisez lors d’interventions d’urgence. Rentrons directement dans le vif du sujet : comment on aborde ça, une situation d’urgence ?

Jean-Pierre Blondin (JPB) : La règle numéro un, c’est vraiment de se faire un plan d’action. Il ne faut surtout pas partir en courant comme une poule pas de tête. Il faut que tu sois préparé à l’avance. C’est difficile d’intervenir sur un ouvrage d’art, particulièrement quand on ne le connaît pas. Il faut avoir étudié les plans, connaître sa structure et avoir lu les rapports d’inspection et les analyses de charge. Autrement, il y a bien des chances que tu fasses le mauvais call. Tu vas assumer certaines choses et ça augmente les risques de prendre une mauvaise décision. 

CW : Quand vous dites qu’il faut se préparer à l’avance, voulez-vous dire qu’il existe déjà un plan d’intervention en cas de situation d’urgence, ou bien qu’une fois dans le contexte d’urgence, il est essentiel de prendre un temps de réflexion avant d’agir ?

JPB : Dans un monde idéal, on ferait les deux, mais dans les faits, c’est souvent un mélange de tout ça. Ça dépend du mandat, du client, de notre historique avec l’ouvrage.

Je pense, par exemple, à l’un de nos clients à Montréal qui a récemment fait l’achat d’un réseau de plusieurs structures et été obligé de mettre en place des procédures d’urgence pour savoir comment réagir s’il arrive quoi que ce soit sur un pont. Dans ce cas-là, la première chose qu’on a faite après avoir gagné l’appel d’offres, c’est de consulter les plans et les études des ponts existants.

Ce sont des ponts ferroviaires sur lesquels il passe des trains de passagers. À l’heure de pointe, c’est un train après l’autre. Les wagons sont bondés de monde ! À cause de ça, le délai d’intervention doit être inférieur à 30 minutes. Il faut absolument être bien préparés. Quand on nous appelle, il faut agir rapidement… Et ça arrive ! On nous appelle quelques fois par année.

Dans un cas comme celui-là, avant même que notre mandat commence, on est allés voir les ponts, on a regardé les rapports d’inspection et on a consulté les études de capacité portante. On a appris beaucoup. On a fait nos devoirs. Ensuite, on a établi une structure de communication. On a mis en place un numéro 1 800 qui a été donné à différents intervenants. On a un camion nacelle toujours en stand-by et il y a toujours quelqu’un de soir, de nuit, de fin de semaine — toujours quelqu’un à jeun et de disponible.

Quand il y a un accident, la chaîne de communication part. La ressource va sur le pont, regarde les dommages, et c’est là qu’on commence à prendre des décisions. Parce qu’en haut, il y a des trains avec du vrai monde. Eux autres, ils attendent. Ils appellent la gardienne puis l’amoureux ou l’amoureuse et se demandent : « quand est-ce que je vais arriver? ». On les comprend et on veut faire vite, mais il faut avant tout faire bien. On ne prend pas ça à la légère, on ne peut pas laisser passer un train sur un pont et qu’il arrive une catastrophe ! Il faut prendre le temps, il faut connaître les méthodes d’ouvrages.

On reçoit aussi des appels d’urgence de clients dont on ne connaît pas forcément les actifs. Dans ces cas-là, c’est la première firme qui répond à l’appel avec un plan de match qui se tient qui est retenue. Il faut répondre rapidement et fouiller dans nos connaissances ; parfois on connaît le type de pont, le type de comportement. Ça nous aide à réagir.

On a eu, il y a peut-être trois ans, sur l’autoroute 20, l’affaissement d’un ponceau d’un ouvrage. Scénario catastrophe un peu : la 20 est fermée un vendredi après-midi à Saint-Hyacinthe. Le client appelle différentes firmes et il me contacte parce qu’il nous connaît bien. Dès que je raccroche, j’appelle des collègues ; j’appelle Martin, j’appelle Richard et on vérifie ce qu’on peut faire; qui est disponible ? Est-ce qu’on peut aider ?

Et de fait, on avait des ressources compétentes de disponibles. J’ai rappelé tout de suite en disant : « C’est bon, mon monde est prêt. J’ai quelqu’un qui embarque dans sa voiture tout de suite. ». J’ai répondu tellement vite que c’est nous qui avons eu le contrat et puis, finalement, cette intervention-là s’est transformée en mandat de surveillance de plusieurs mois ! Les interventions d’urgence se transforment souvent en des défis très valorisants pour les employés de Norda !

Tu vois, dans ce cas-là, ce n’était pas un ouvrage qu’on connaissait, mais c’était un grand ponceau. Et on connaît les ponceaux ! C’était sur l’autoroute 20, donc tout près de nous et surtout, on avait les ressources nécessaires. Notre équipe était mindée ! C’est-à-dire qu’ils étaient capables de réagir en situation d’urgence. Personne ne s’est dit « ah ben là, va falloir un programme de travail, il faut avoir des termes de référence, ça va nous prendre des autorisations, ça va prendre deux semaines à mettre en œuvre… ». Ce n’est pas du tout cette mentalité en intervention d’urgence ! Ça prend une mentalité de pompier. Et nos équipes sont habituées à ça : à réagir vite et à répondre aux situations d’urgence avec sang-froid.

CW : Vous parlez de sang-froid, de mentalité de pompier… Est-ce qu’il y a une qualité qu’il faut absolument avoir pour qu’une intervention d’urgence soit réussie ?

JPB : Pour que ça marche, ça prend de la confiance en soi et de l’expertise. Plus important encore, ça prend de la confiance en son équipe ! C’est de là que vient la force d’une équipe. Il faut se connaître, connaître les forces de chacun et pouvoir se fier sur l’expertise de ses collègues. On ne pourrait pas, par exemple, prendre le bottin Norda Stelo et piger un expert. Pour que ça fonctionne, il faut qu’il y ait une cohésion, une espèce de confiance bien établie en ce que fera ton collègue. C’est primordial !  

CW : J’imagine qu’il y a un exercice de priorisation à faire ? Il doit y avoir une pression qui vient de plusieurs fronts en même temps dans les scénarios que vous décrivez. Le client, les usagers, l’environnement, l’argent, alouette ! Comment on fait pour gérer ça ?

JPB : Ah ça, c’est l’expérience ! C’est vraiment l’expérience qui entre en jeu. Il y a évidemment un no-brainer dans la priorisation : la vie humaine. C’est toujours la vie humaine et la sécurité de la population qui est la priorité absolue, parfois même au détriment d’autres éléments. Par exemple, pour sécuriser d’urgence une structure, on ne fera pas d’études d’impact environnemental ou encore de consultation publique. Si on a une structure qui peut causer des blessures ou briser des vies, c’est la vie humaine qui prend toute la place. On se fie tout de même à notre expérience et notre bon jugement pour travailler avec de bonnes pratiques, minimiser les impacts sur l’environnement et contrôler les coûts.

Il y a des situations ou la vie humaine n’est pas directement en danger, mais où la priorité c’est quand même de remettre le pont en service le plus rapidement possible. Je pense, par exemple, à une intervention faite par l’équipe de Dominique Bernard cet hiver. L’autoroute 299 qui traverse la Gaspésie était complètement bloquée. Les ambulances et les pompiers ne pouvaient pas passer, tous les résidents des villages de l’autre côté devaient faire tout le tour de la péninsule, un détour de près de 10 heures, pour arriver à destination. Dans ces cas-là, c’est indirect, mais la sécurité humaine est quand même en jeu. Alors, on fait tout ce qu’on peut pour remettre le pont en service le plus rapidement possible.

Dans d’autres cas, la vie humaine ne fait pas partie des enjeux. On entre dans une autre catégorie d’intervention d’urgence où les conséquences sont souvent économiques. Contrairement aux ponts routiers, c’est assez facile de calculer l’impact économique d’un pont ferroviaire. C’est un calcul assez précis dont le montant s’élève souvent à plusieurs centaines de millions de dollars. Parfois, ça peut carrément affecter la survie d’importantes entreprises dépendantes de leurs chemins de fer. S’il est inutilisable pendant plusieurs jours, l’entreprise risque la faillite et ce sont souvent les emplois de qualité de toute une région qui en subissent les contrecoups. Dans ces cas-là, il faut aussi agir rapidement et investir les efforts et les montants nécessaires à la réparation.

Le contraire est aussi possible, soit décider d’abandonner une partie d’un chemin de fer parce qu’il n’est pas assez rentable. Par exemple, il est déjà arrivé un incident sur un chemin de fer en bois, il y a plusieurs années. Le pont a pris en feu ! Le client a calculé les rendements de cette division-là et a décidé que ça ne valait pas l’investissement nécessaire au rétablissement du pont. Ils ont carrément abonné cette voie ferrée.

CW : Ça me stress juste de vous entendre ! Comment on la gère, toute cette pression-là ?

JPB : C’est certain qu’il faut être capable de gérer son stress, mais on développe aussi des petits trucs. Quand c’est possible, il faut se donner les moyens d’arriver sur les lieux la tête reposée.

Par exemple, en décembre 2020, il y a eu des pluies diluviennes en Gaspésie et ça a créé un embâcle important dans la rivière Cascapédia. L’embâcle menaçait sérieusement la structure de ponts ferroviaires sur lesquels on travaille depuis une dizaine d’années.

Bon, à ce moment-là, il faut se déplacer c’est certain. Une chose qu’on ne voudra pas faire, c’est de rouler 10 heures de route — arriver là-bas — travailler 5 heures — écrire un rapport et prendre des décisions importantes. Ce n’est pas sain, mais c’est surtout rarement efficace. Ce que j’ai fait, cette fois-là, c’est que même si on m’attendait le vendredi, soit après la baisse du niveau d’eau, je suis parti le jeudi. J’ai pris le temps d’arriver, d’aller voir un peu comment ça se passait. Vendredi, j’ai pu aborder la situation calmement. J’avais les idées claires. Il faut comprendre qu’en général, lors d’interventions d’urgence, si nous on est stressés, ce n’est rien comparé au client. Il faut absolument se montrer rassurant et en contrôle pour le client. Lui, il n’avait pas prévu que son pont soit fermé. Dans le cas de l’embâcle à Cascapédia, il y avait à peu près 75 wagons qui transportaient de gigantesques pales d’éoliennes. Ces pales-là, elles s’en vont quelque part, tu sais. Il y a quelqu’un qui les attend. Ça retarde la construction et la mise en service d’éoliennes, puis ça retarde aussi la production d’électricité. C’est toute la chaîne logistique qui en souffre.

C’est pour ça que dans des situations d’urgence, notre mandat est souvent bien simple. Le client nous demande de faire tout ce qui est humainement, physiquement, et je dirais aussi scientifiquement et éthiquement faisable pour rétablir la situation. On ne peut pas arriver catastrophé par la situation. Il faut être en contrôle.

CW : Mais parfois ça doit être difficile, non ? Je pense, entre autres, à certaines fois où il y a des vies en danger ?

JPB : Oui, c’est certain qu’on ne peut pas toujours arriver frais et dispo sur les lieux d’une situation d’urgence. C’est pour ça que toute la dynamique qui encadre les opérations d’intervention d’urgence est aussi importante ! De la façon qu’on fonctionne, il y a des personnes sur le terrain. Ce sont elles qui prennent les décisions rapides et qui interagissent le plus avec le client. En général, ce sont des gens qui travaillent bien sous pression. Il y a aussi des personnes au bureau. Elles travaillent un peu plus dans l’ombre, mais elles sont essentielles ! Leur mindset est complètement différent. Il faut qu’elles prennent le temps de faire les calculs et de réfléchir aux solutions à l’abri des pressions qu’on ressent sur le terrain. Puis il y a aussi tout le volet contractuel qui se règle au bureau. On doit gérer des risques en acceptant des contrats d’urgence comme ça, surtout quand on ne connaît pas l’actif. Il faut se protéger contractuellement là-dedans. Tous ces éléments-là sont super importants dans une intervention d’urgence, tout le monde à une place précise et importante.

CW : Un vrai gros travail d’équipe quoi ! Je trouve ça vraiment fascinant.

Je vous entends parler depuis le début et je me dis : « Mon Dieu ! Ça doit vraiment être gratifiant de travailler sur des projets comme ceux-là ! » Vous devez ressentir un immense sentiment d’accomplissement à la fin d’une intervention réussie ? 

JPB : Oui ! Ah oui, oui ! C’est de l’adrénaline, même si on se contrôle tout le monde, c’est de la bonne adrénaline. Parce que c’est concret ! On est toujours satisfaits de remettre nos projets, nos plans et devis, mais les échéanciers sont tellement longs dans mon domaine… On n’a jamais l’instantanéité qu’on retrouve dans une intervention d’urgence ! On embarque plus dans une routine et les projets s’enchaînent. Quand on est en mode urgence, ça brise ce cycle-là. On voit rapidement le fruit de nos efforts.

Parfois, ce sont des situations vraiment graves, des routes accidentées par exemple. Le rush d’adrénaline est tellement fort ! Puis quand on réussit à rouvrir un pont et à montrer rapidement que, OK, c’est sécuritaire, c’est une satisfaction instantanée… Et il y a le client aussi ! Il est tellement content de régulariser tout ça, c’est vraiment quelque chose !

CW : J’imagine ! Est-ce que la routine devient monotone après ça ? Est-ce qu’on s’ennuie des interventions d’urgence ?

JPB : Oui, il y a bien du monde qui s’en ennuie. C’est que ça se passe souvent pendant que tu as les deux pieds dans ta routine. Tu es dans tes projets, dans les comptes-rendus, les rapports, les estimations et tout d’un coup, tu as cet événement-là qui prend tout ton espace. Tous tes autres problèmes de projets, c’est aux oubliettes ! C’est comme si tu oubliais tout le reste.

J’ai des ressources dans l’équipe qui m’en font la demande. Ils veulent être sur ces dossiers-là, ils me le disent : « La prochaine fois, c’est moi qui y vais, Jean-Pierre ! Ma valise est sur le bord de la porte, je suis prêt à partir ! ».

Il y a aussi un effet de groupe, tu sais, une sorte de high d’équipe !

C’est vraiment un beau travail !

CW : Je pense que vous avez réussi à nous le démontrer ! En tout cas, vous m’avez convaincue !

Un immense merci pour votre temps Jean-Pierre. C’était archi-intéressant !

Jean-Pierre Blondin
Gestionnaire, Clients – Ferroviaire

Jean-Pierre Blondin est titulaire d’un baccalauréat en génie civil ainsi que d’une maîtrise en gestion de l’ingénierie dont le mémoire portait sur la gestion des projets de structures ferroviaires. Fort de plus de 22 ans d’expérience, il possède une expertise en construction d’infrastructures civiles de transport. D’abord à l’emploi du CN de 1993 à 2004 en tant que chargé de projet, il rejoint ensuite l’AMT à titre de responsable des équipes d’infrastructures, d’exploitation et de sécurité des trains de banlieue jusqu’en 2008. Depuis 2009, Jean-Pierre met son expertise au service des clients de Norda Stelo dans le domaine des infrastructures ferroviaires.

Il est membre de l’Ordre des ingénieurs du Québec, de l’AREMA, du Canadian Railway Club, de la National Association of Corrosion Engineers (NACE) et siège à la Table d’expertise ferroviaire de l’AQTR.